CHRONIQUES DE LA DEMI-LUNE
Petit reportage sur un bien beau week-end à Agnielles.
Localisation des événements :
Cadre : panorama d'exception. Dans le plus beau pays du monde, selon les dires de Noël qui a réussi à nous en convaincre,Jean-Baptiste et moi, après une discussion animée dans la voiture, preuves statistiques à l'appui. Imparable...
La preuve en images :
photo prise par Noël Celle-là aussi celle-là itou
La montagne, généreuse, nous en a mis plein les yeux en cette belle saison où "le soleil et la pluie ont rouillé la forêt", comme le dit si poétiquement Madame Chaffois.
D'aucuns prétendent qu'on ne peut séjourner à Agnielles en Beauchaine sans y laisser un peu de son âme, son coeur, en tous les cas une part de son enfance.
Tenant ces propos des "enfants d'Agnielles", j'ai toujours trouvé cette affirmation un tantinet prétentieuse, ayant moi-même laissé un bout de mon âme, de mon coeur et définitivement la meilleure part de mon enfance en d'autres lieux, pourtant en tous points dissemblables à Agnielles. Je me disais que ce symptôme était ni plus ni moins ce que j'appelle le "syndrome de la bouture", la déchirure du déracinement...
Ça, c'était avant... Avant d'avoir mené l'enquête auprès d'autres personnes ayant séjourné à Agnielles. Pour la famille Bottet (et pas seulement pour les enfants Bottet), pour Martine Jacquot si j'en crois le livre qu'Agnielles lui a inspiré, et tout récemment pour Véronika, venue passer une année au pair au sein de la famille Richardier à l'âge de 18 ans, mêmes symptômes ! Existerait-il un "Effet Agnielles", aussi incontestable que le célèbre "Effet Papillon" qui serait la théorie de l'Harmonie, de l'Unité et de l'Ordre des choses et dont le théorème pourrait se formuler ainsi : "Tout corps plongé dans les Gorges d'Agnielles, entièrement convaincu de vivre une expérience hors du commun, subit une force symbiotique dirigée de bas en haut et du coeur à l'âme telle qu'il gardera à jamais l'empreinte de son séjour, sous forme du poids de la nostalgie opposé à une vie plus fluide, ce qui serait déplacé". Oui, je sais, j'ai pompé sur le principe d'Archimède, qui n'a absolument rien à voir avec la théorie du chaos, mais mon théorème est assez chaotique et doit donc s'en approcher...
Véronique et Véronika complotaient donc depuis belle-lurette et en catimini pour nous concocter un retour aux sources aux p'tits oignons, un week-end en immersion totale à Agnielles en Beauchaine, dans le beau pays du Büech, rejointes par Fabienne, experte en science du repos et du ravitaillement, pour la prise en charge technique de ces retrouvailles.
Quelques spécialistes en tartes et autres mets délicieux ont composé pour l'occasion de bien
jolis plats colorés et délectables, que tout le monde s'est empressé d'engloutir avec
gourmandise et sans se faire prier, tant l'attente des retardataires a fait débuter le pique-nique à une heure que d'aucuns ont qualifiée "d'espagnole", immédiatement rebaptisée "l'heure Richardier" par... (hé, vous ne croyez pas que je vais cafter tout de même !).
On pourrait écrire un livre que l'on appellerait : "Libres enfants d'Agnielles"
L'après-midi du samedi, chacun a déroulé ses souvenirs. Les "valeurs ajoutées" de la famille ont pu s'y balader comme au souk, faisant leurs emplettes au marché des souvenirs :
"Te souviens-tu quand nous étions descendus à La Faurie toi, moi et la Louise qui tirait la charrette chargée de lavande" ? Demande Véronika. "Non, répond Jean-Baptiste" - "Pas étonnant, tu n'avais que 3 ans. Je venais d'arriver et tu ne m'aimais pas beaucoup... Tu me disais alors "tu m'embêtes !" avec des étincelles dans ton regard sombre. Ce voyage de 6 H nous a vraiment permis de nous rapprocher".
"Je me souviens du jour où Jean m'avait laissé remonter tout seul jusqu'à Agnielles car je m'étais trop attardé devant la vitrine de la boulangerie. Je n'avais alors que 5 ans et la route était longue...". Raconte Noël.
"Et nos jeux dans les ruines... On jouait à faire dégringoler les
pierres et on appelait ça : casser les murs". "Ah oui, et moi, j'ai eu beaucoup de chance : un jour, je suis resté coincé longtemps sous une grosse pierre que j'avais fait débarouler. Je ne pouvais pas bouger et personne ne venait me chercher... J'avais un peu peur."
Et le jour où Marie-Eve avait disparu à l'heure du repas... Tout le monde l'a cherchée partout toute l'après-midi. C'est Louis Morize qui l'a retrouvée à la tombée de la nuit, en bas des gorges, assise au bord du précipice. Épuisée, elle s'était assoupie".
Ce qui se dégage du récit de tous ces souvenirs, c'est un sentiment de complète liberté. Jean et Odile auraient choisi un retour à la vie sauvage, ils ne s'y seraient pas pris autrement... Une existence simple. Un quotidien rude aussi, mais le temps s'écoulait, sans peurs, sans entraves. J'ai comme l'impression que tout était envisageable, rien n'était impossible. Un climat de totale confiance en la vie.
Rythmée par les saisons, la vie pourtant devait être rude dans ce hameau perdu des Hautes-Alpes, sans électricité, sans eau chaude, coupé du reste du monde durant les longs mois d'hiver, le téléphone n'étant arrivé à Agnielles que bien tardivement. Il y avait pourtant une douche, sommaire et froide évidemment : une claie en bois qu'on posait sur les WC à la turque, réservée aux jours les plus chauds de l'été. Le reste du temps, une marmite d'eau bouillante frémissait en permanence sur le gros fourneau qui trônait dans la cuisine...
Dans la maison des Richardier, il y avait 3 chambres : le dortoir des garçons, celui des filles et la chambre des parents. Le ronflement du poêle servait de berceuse pour s'endormir, mais au petit matin, quand le feu s'était consumé depuis de longues heures et que l'eau avait gelé dans le verre au pied du lit, comme il devait être dur de quitter la chaleur des couvertures pour aller affronter la neige et le froid ! Pour Nathie, c'est pourtant le souvenir d'une ambiance chaude qu'elle évoque avec nostagie. Elle raconte la douce chaleur du dernier baiser qu'Odile déposait tous les soirs à chacun des enfants de la maison, qu'ils fussent les siens ou non, suivi du signe de croix sur le front, et le tendre "fais de beaux rêves" susurré à l'oreille, qui rassure quand la nuit est noire et peuplée des fantômes de ce village si particulier, vidé de ses habitants quelques décennies plus tôt pour des raisons qui restent obscures.
JB se souvient encore, des étincelles dans les yeux, des feux d'artifices qu'ils s'amusaient à produire, à la veillée, avec les lampes à carbure. Feux follets dansants dans le noir, ambiance de fête, féerie enfantine pour le petit Baptistou, un pouce dans la bouche et son "mimi" collé contre son oreille... (Je ne sais pas vous, mais moi, j'ai du mal à imaginer Jean-Baptiste avec un "mimi" !)
Moment fort, d'une grande émotion à la lecture de la dernière lettre que Freddy, le petit frère d'Odile mort en camp de concentration, écrivit à sa femme Mageot et à son fils Franck.
Puis chacun a testé sa capacité thoracique au cors de chasse. Un pur moment de.... "massacrage" d'oreilles !
Michel a tenté de faire faire à ses drapeaux la chorégraphie de la danse des papillons mais malheureusement, il n'y avait pas assez de vent... Et ils n'ont pas pu s'envoler. Mais c'était bien joli tout de même.
Et pendant ce temps, à pas de loup, la montagne revêtait son manteau d'ambre et de pépites de rousseur.
Le soir venu, tout ce beau monde s'est retrouvé, fatigué par cette longue première journée de pèlerinage, au gîte choisi par Fabienne, tenu par des anglais et.... par le plus grand des hasards, voisins directs de la "Fontvineuse", maison de nos amis Babette et Jean-Claude Fages. Quelle surprise, quelle coïncidence ! Je n'en reviens toujours pas...
Au cours de ces retrouvailles, il y a quand même eu quelques carabistouilles, billevesées, calembredaines et coquecigrues... Mais il faut bien que les vagues bondissent de temps en temps à la surface de la mer pour nous rappeler qu'elle est multiple et complexe et que ses doux clapotis cachent parfois de terribles tempêtes. La faute sans doute au trop plein d'émotions cumulées lors de cette dense journée. Mais ce n'est que l'écume des choses. Et tout était oublié avant même de se retrouver autour des deux tables de la salle à manger pour partager un bon repas (pas trop british thanks god). Et la soirée s'est prolongée en discussions animées...
Vous connaissez l'histoire des Dix Petits Nègres ? Dix petits Amis dormaient la nuit, l'un partit sans rien dire à personne il n'en resta plus que neuf... Dimanche matin, surprise ! Martin n'était plus dans son lit. Il était reparti avec, dans sa voiture, toutes les affaires de Michel... Fabienne en a profité pour manger son croissant na !
Et puis, le voyage spatio-temporel a continué...
Jean-Baptiste et moi sommes passés chercher Jean-Claude et Babette. Puis ensemble, nous sommes allés chercher la "première maîtresse de mon mari"... Nous en avons profité pour embrasser son mari à elle, un jeune nonagénaire qui fêtera ses 100 ans en février, comme moi (enfin, ce que je veux dire, c'est que comme moi, il est né en février !).
Ce matin-là, le brouillard avait mangé la montagne. Nous étions sous le charme et Madame Chaffois s'est souvenue de ces quelques vers de Maurice CAREME.
"Le brouillard a tout mis dans son sac de coton, Le brouillard a tout pris autour de ma maison"
Josette avait insisté pour qu'on s'arrête à Aspres Sur Büech pour aller voter. Pas question de ne pas participer à ces premières "primaires" primordiales. Et bien sûr, puisque sa maîtresse le veut, JB s'exécute.
Émouvantes retrouvailles entre Josette Chaffois et ses tous premiers élèves.
Ce qui étonne par-dessus tout, c'est la vivacité d'esprit de cette maîtresse femme qu'est Madame la Maîtresse. Du haut de ses 87 ans, sa mémoire reste d'une remarquable clarté, d'une netteté parfois même supérieure à celle de ses anciens élèves, pourtant beaucoup plus jeunes qu'elle. Elle se souvient du caractère de chacun, de ses points forts, de ses faiblesses. "Te souviens-tu Jean-Baptiste alors que tu n'avais que 4 ans ? Trop petit pour aller à l'école, tu passais et repassais sans cesse devant la fenêtre et tu me lançais, sans même lever les yeux : -bonjour maîtresse. Je n'ai pas pu résister bien longtemps. J'ai fini par craquer et te prendre avec nous malgré ton jeune âge."
Mais ce qui m'a le plus touchée, c'est quand elle s'est excusée auprès de Noël de ne pas l'avoir compris, il y a 57 ans de cela !
Séance photos sur les marches de l'école...
Noël, qui avait apporté avec lui d'anciennes photos, a proposé de les refaire, avec quelques dizaines d'années de plus, pour s'amuser à rechercher l'empreinte du temps sur chacun... Remake de la mythique photo devant la maison... Et d'autres, non moins mythiques...
On a même fait un saut dans le futur et anticipé sur le vieillissement de chacun ! On voit que La Maîtresse conserve sa jeunesse et sa cambrure... Olé !
Puis Josette a fait chanter tous ses anciens élèves "au moulin", au bord de la rivière... Colchiques dans les prés, On l'appelait nez rouge, Compère Guilleri, La truite... Piquée au jeu, elle intervenait même pour signifier quand il fallait ralentir ou accélérer, chanter fort ou au contraire chuchotter...
Puis l'heure est venue pour elle d'aller rejoindre son mari qui avait préféré rester chez lui pour suivre le match de rugby.
Et nous avons déplié les couvertures pour un dernier pique-nique au bord du Buëch...
Michel a pu enfin faire voler ses drapeaux-papillons... Et ça valait le coup d'oeil !
Avant de se quitter, Jean-Baptiste a demandé pardon à Véronika de lui avoir dit crânement "tu m'embêtes" du haut de ses 3 ans...
Et, curieusement, Véronika, "grand seigneur" l'a pardonné !
Une dernière fois, embrasser Agnielles du regard, pour ne rien oublier. Et tout le monde se quitte, en se donnant rendez-vous dans... le futur !
Et sur le chemin du retour, cette étrange 2CV pourpre volante. Parfaite pour remonter le temps ou pour voyager vers le futur... comme un clin d'oeil du destin !